Travail intérieur et ouverture à l’autre
Trouver le maître intérieur
Dans notre approche du tai chi chuan, la technique occupe en réalité une place très importante. Nous veillons à la compréhension du moindre détail technique sans tomber dans la technolâtrie.
La découverte et l’intégration des formes visent en fait à la découverte et à l’intégration des ressources que nous portons en nous-mêmes. Le débutant, ignorant ses propres pouvoirs, situe hors de lui-même l’objet de sa quête. Il s’inspire des gestes et pensées d’autrui jusqu’à ce que ses propres pouvoirs s’éveillent. À ce moment la voie et le guide deviennent principalement intérieurs. Finalement, le maître extérieur ne fait qu’indiquer la direction du maître intérieur. Les actions du premier ont pour objectif de faire croître le second.
La technique libère
De manière paradoxale, l’enracinement dans la technique libère plus qu’il ne limite. Mélange de culture et de codes, de méthode et d’art, la tekhnê peut être vue comme la mise en place de balises. Celles-ci, au fur et à mesure de leur assimilation, multiplient les possibilités de connexion et permettent le déploiement de l’être. Ce travail d’imprégnation et de re-création nécessite acuité et présence. La tradition apparaît davantage comme une recomposition que comme une restitution. Elle est par conséquent une pratique présente plutôt qu’un héritage du passé.
Le tai chi chuan, comme les autres arts internes (neijia), privilégie le travail intérieur. Ce travail s’effectue dans au moins cinq dimensions : les trois dimensions de l’espace classique auxquelles s’ajoutent le temps (quatrième dimension) et l’éprouvé/la sensation (cinquième dimension). Cet espace intérieur que nous installons est véritablement un espace de création, voire même l’espace de notre création.
Habiter nos lieux intérieurs
Les postures de base des différents styles de tai chi chuan permettent diverses appropriations de notre espace intérieur en combinant les démarches d’exploration et d’enracinement, en passant du rôle de l’architecte à celui d’habitant. En passant d’un style à l’autre, nous identifions différents lieux intérieurs, apprenons à les nommer, à les habiter, à y développer une activité en conformité avec leur dessin/dessein. Chaque style aborde le dedans et le dehors, l’ici et l’ailleurs de différentes manières. À partir de mon lieu le plus intérieur se développent des sphères de plus en plus vastes, élargissant progressivement mon monde auto centré.
Choisir la coexistence
Lorsque je rencontre l’autre, lorsque la pratique des mains collantes m’invite à le toucher tout autant qu’à être touché par lui, une question fondamentale se pose : qui est le centre du monde ? Est-ce lui ou moi ? Aussi longtemps que je reste dans « la philosophie de la centration », je me maintiens dans une zone de conflit. En optant pour une éthique de la coexistence, j’établis un tout autre rapport à moi-même et à mon environnement. Le temps comme l’espace peut être repéré (le temps des agendas) ou vécu (la durée).
En prenant le temps d’explorer les dédales de notre monde intérieur, en visitant les espaces labyrinthiques de l’autre, en prospectant les confins (les situations limites), des interstices se révèlent. C’est dans ces minuscules espaces, que le tai chi chuan puise son énergie. Nous y faisons l’expérience des libertés interstitielles.
Ouverture au sacré
Ces dernières années, dans notre École, nous avons davantage sillonné des lieux où réside le sacré : des lieux très intérieurs et très profonds (style Chen), des lieux très élevés (style Wuhao). Nous avons habité les différents niveaux de notre édifice intérieur par le nei gong et visité diverses demeures par la poussée des mains. Le style Wu fournit un cadre remarquable sur les plans technique, éthique et sensitif pour appréhender le qi/souffle et le yi/intention dans la poussée des mains.
Édito revu Espace Taiji n°84