Leçons sur Tchouang-Tseu - Jean François Billeter

Tchouang-Tseu, le plus grand penseur chinois, devient très contemporain grâce à Jean François Billeter.

L’oeuvre du sinologue suisse a indéniablement influencé ma pratique, ma réflexion et mon enseignement des arts internes chinois. Jean François Billeter a découvert et nous fait partager l’importance de l’apprentissage par corps. Il m’a montré comment partir de la pratique, comment décrire son expérience avec des mots ordinaires (le corps, l’activité, l’intégration). Les quelques échanges que j’ai eus avec lui m’ont profondément enrichi.

L’auteur remarque que Tchouang-Tseu décrit son expérience avec une grande précision. Jean François Billeter désigne par « expérience » le substrat familier de nos activités conscientes. En cultivant une forme d’attention, nous pouvons apprendre à mieux les appréhender.

J’ai lu et relu ses Leçons sur Tchouang-Tseu aux Éditions Allia (Paris, 2002). Je vous en livre quelques extraits.

Le fonctionnement des choses

Par approximations successives, la main trouve le geste juste. L’esprit (sin) enregistre les résultats et en tire peu à peu le schème du geste efficace, qui est d’une grande complexité physique et mathématique, mais simple pour celui qui le possède. Le geste est une synthèse pp. 23-24.

La maîtrise du geste implique au contraire une connaissance qui est, je crois, la plus sûre et la plus fondamentale qui soit, mais que la philosophie n’a jamais prise en compte p. 24.

La nature humaine est plutôt conçue comme la pleine réalisation des virtualités propres à un être, réalisation que cet être atteindra ou n’atteindra pas. S’il l’atteint, elle sera sa vérité parce qu’elle révélera les virtualités qui étaient en lui p. 30.

La maîtrise de plus en poussée de leur art leur a donné (…) une complète indépendance en même temps qu’une parfaite lucidité p. 35.

Ce qui intéresse votre serviteur, c’est le fonctionnement des choses, non la simple technique p. 37.

Les régimes de l’activité

Le corps entendu non comme le corps anatomique ou le corps objet, mais comme la totalité des facultés, des ressources et des forces, connues et inconnues de nous, qui portent notre activité (…) est notre grand maître p. 50.

Tchouang-tseu s’intéresse tout particulièrement (…) à ce moment où se produit une sorte de basculement, où aux mouvements artificiellement coordonnés et contrôlés par la conscience se substitue soudain un « fonctionnement des choses » beaucoup plus complet qui, prenant le relais, décharge la conscience de la plus grande partie de ses tâches et abolit l’effort. Ce sont nos facultés, nos ressources et nos forces, connues et inconnues, qui se sont combinées de façon à agir dans le sens que nous désirons et dont l’action conjuguée s’impose maintenant avec le caractère de la nécessité. Ce basculement est le point d’aboutissement, ou du moins un moment essentiel de tout apprentissage p. 56.

Nous voyons entrer en action des facultés, des ressources et des forces que nous ne connaissions pas p. 57.

Ces passages d’un régime de l’activité à l’autre ont quelque chose d’insaisissable parce que la conscience disparaît de l’un à l’autre, et qu’elle ne peut pas être le témoin de sa propre disparition p. 61.

On peut connaître cette forme supérieure de l’activité en poussant la maîtrise jusqu’au point où la conscience a le loisir de se faire spectatrice détachée de l’activité et devient visionnaire. Elle perçoit alors l’activité du corps et, sans solution de continuité, dans une même vision, la réalité extérieure sur laquelle cette activité est en prise p. 72.

Une apologie de la confusion

Si tu épouses les métamorphoses de la réalité, tu n’es plus soumis à aucune contrainte. Te voilà devenu un sage p. 90.

Dirige ton attention vers la perception immédiate de toi-même. Pour cela (…), n’écoute pas avec ton esprit (sin) mais avec ton énergie (ts’i) car cette perception de soi-même n’est pas une affaire intellectuelle, mais présence à soi du corps propre. Elle est notre activité propre se percevant elle-même p. 96.

Notre activité propre se percevant elle-même est le fondement de notre conscience et de notre subjectivité. Le « jeûne de l’esprit » (sin-tchai), c’est le retour à ce fondement le plus simple et le plus proche p. 97.

» L’énergie est un vide entièrement disponible » (…). Dans le calme, le corps propre se perçoit en effet comme un vide. (…) Et dans ce vide (…) « la Voie s’assemble » p. 97.