Face à Gaïa - Huit conférences sur le nouveau régime climatique
La Nature constituait l’arrière-plan de nos actions. Or, à cause des effets imprévus de l’histoire humaine, ce que nous regroupions sous le nom de Nature quitte l’arrière-plan et monte sur scène. L’air, les océans, les glaciers, le climat, les sols, tout ce que nous avons rendu instable, interagit avec nous. Nous sommes entrés dans la géohistoire. C’est l’époque de l’Anthropocène.
L’ancienne Nature disparaît et laisse la place à un être dont il est difficile de prévoir les manifestations. Cet être, loin d’être stable et rassurant, semble constitué d’un ensemble de boucles de rétroactions en perpétuel bouleversement. Gaïa est le nom qui lui convient le mieux.
Extraits
Mais voilà, ce qui aurait pu n’être qu’une crise passagère s’est transformé en une profonde altération de notre rapport au monde. Il semble que nous soyons devenus ceux qui auraient pu agir il y a trente ou quarante ans – et qui n’ont rien fait ou si peu. Etrange sensation d’avoir franchi une série de seuils, d’avoir traversé une guerre totale et de ne s’être aperçus à peu près de rien ! Au point de plier sous le poids d’un événement gigantesque qui se retrouve maintenant dans notre dos, sans avoir été réellement remarqué, sans que nous nous soyons battus (…) Comment ne pas nous sentir quelque peu honteux d’avoir rendu irréversible une situation parce que nous avons progressé comme des somnambules pendant l’alerte ?
La charge prescriptive des certitudes savantes est si forte que c’est à elles d’abord qu’il convient de s’attaquer. D’où le développement de cette pseudo-controverse qui a si merveilleusement réussi à convaincre une grande partie du public que la science du climat reste tout à fait incertaine, les climatologues un lobby parmi d’autres, le GIEC une tentative de domination de la planète par des savants fous, la chimie de la haute atmosphère un complot « contre l’American way of life« , l’écologie une atteinte aux droits imprescriptibles de l’humanité à se moderniser. Tout cela, sans parvenir à ébranler le consensus des spécialistes, chaque année plus solidement validé.
Et, pour compliquer encore davantage la situation, les disciplines scientifiques assemblées pour élaborer ces faits devenus indiscutables ne viennent pas de sciences prestigieuses comme la physique des particules ou les mathématiques, mais d’une multitude de sciences de terrain dont les certitudes n’ont été obtenues par aucune démonstration fracassante, mais par l’entrecroisement de centaines de milliers de petits faits, retravaillés par des modèles.
Gaïa n’est pas une machine cybernétique contrôlée par des boucles de rétroaction, mais une suite d’événements historiques dont chacun se répand un plus loin – ou pas. Comprendre l’entremêlement des connexions contradictoires et conflictuelles n’est pas un travail qui puisse être accompli en sautant à un plus haut niveau « global » pour les voir agir comme un tout unique ; on ne peut que faire s’entrecroiser leurs chemins potentiels avec autant d’instruments que possible pour avoir une chance de détecter de quelles façons ces puissances d’agir sont connectées entre elles.
C’est cela vivre dans l’Anthropocène : la « sensibilité est un terme qui s’applique à tous les actants capables de répandre leurs capteurs un peu plus loin et de faire ressentir à d’autres que les conséquences de leurs actions vont leur retomber dessus et venir les hanter (…) Gaïa, en revanche, semble être excessivement sensible à notre action, et Elle semble réagir extrêmement rapidement à ce qu’elle sent et détecte.