Un art de l'intériorisation : la voie du tai chi chuan

« Art de l’intériorisation » est l’une des multiples facettes du tai chi chuan. Bien qu’essentielle, elle est rarement mentionnée.

Un art de l'intériorisation : la voie du tai chi chuan

Un art de l’intériorisation pour comprendre le Dao

« Art de l’intériorisation » est l’une des multiples facettes du tai chi chuan. Bien qu’essentielle, elle est rarement mentionnée. En effet, diverses qualités sont d’abord exercées extérieurement. Puis, progressivement ces qualités – par exemple la souplesse, l’ancrage, le regard – deviennent de plus en plus intériorisés.

Après des années de pratique, le boucher taoïste du Tchouang-Tseu « découpe le boeuf par l’esprit ». Il donne, en outre, une leçon au prince. En effet, il s’intéresse non à la simple technique mais au mode de fonctionnement des choses  (Dao).

De la souplesse à la malléabilité

Les classiques évoquent la possibilité de retrouver la souplesse d’un enfant. En effet, les pratiquants confirmés témoignent d’un type de souplesse très particulier. Ils mentionnent une souplesse moelleuse. Ils comparent leur corps à du coton. Néanmoins, il ne faut pas se limiter à l’aspect extérieur. En effet, les pratiquants expérimentés ont acquis une grande malléabilité. Celle-ci leur permet de mieux s’adapter à leur environnement. Ils sont, en quelque sorte, redevenus des enfants. Néanmoins, ces « enfants » possèdent la conscience et la lucidité des adultes. Le sage emblématique de la Chine s’appelle « Laozi », ce qui signifie « le vieil enfant ». Ce type de souplesse intérieure me semble bien plus intéressant. On ne fait pas du tai chi chuan pour être contorsionniste.

De l’ancrage à l’enracinement

De même, l’ancrage en tai chi chuan ne se limite pas à pouvoir résister à une poussée. Il ne consiste pas seulement à déséquilibrer un partenaire bien ancré avec un geste en apparence anodin. En s’enracinant dans sa nature profonde, lieu par nature indemne, le pratiquant résiste mieux au stress ambiant. La pratique montre que l’on ne peut réellement s’ouvrir à l’Autre et l’accueillir qu’à partir de l’incorporation de ses propres racines et de son axe. Elle nous indique ainsi comment élargir notre horizon sans perdre notre assise.

Du regard à la vision

Le travail sur le regard ouvre et transforme la vision. La vision intérieure est la clé de la pensée créatrice. En mobilisant la force opératoire des images intériorisées, la pensée devient créatrice de réalités. Cette phase constitue la deuxième étape de l’ancienne alchimie intérieure des taoïstes. La transformation du qi/énergie en shen/esprit via des images incorporées provoque à la fois un élargissement de la conscience tout autant qu’une mutation qualitative de celle-ci.

Des gestes significatifs

Le tai chi chuan apparaît donc comme un art de l’intériorisation de diverses potentialités : souplesse, ancrage, regard. La pratique assidue montre que, dans d’autres domaines, le tai chi chuan se révèle être, là aussi, un art de l’intériorisation remarquable.

La transformation résultant de telles opérations appartient-elle au registre du modelage ou du bouleversement complet ? Chacun trouve ses propres réponses au fur et à mesure de sa progression. Pour Nietzsche, les authentiques chercheurs se reconnaissent à leurs gestes significatifs (plus qu’à leurs idées) et à leurs regards flamboyants.

Ce type d’« éducation », présent dans de nombreux systèmes traditionnels, est aujourd’hui menacé. L’individu – ou plutôt l’éclaté – contemporain à qui tout est accessible, souffrant de boulimie consumériste – est-il encore capable d’entendre l’appel intérieur ainsi que les grandes voix du passé ? Peut-il surmonter le « bruit de fond » incessant et devenir entendant ?

Édito Espace Taiji n° 90 (suite)

Crédit photo : Almereca